Le dégoût, émotion montante

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Certaines émotions sont plus familières que d’autres. Celle du dégoût, peu évoquée en thérapie jusqu’ici, fait un montée fulgurante – et pas seulement depuis quelques jours.

Les professionnels de la thérapie et de la relation d’aide accompagnent très souvent leurs clients ou patients à faire un travail autour des émotions. Ces régulatrices de l’humeur et du comportement sont directement liées aux réactions nécessaires au maintien de notre survie, pour nous adapter à un environnement qui change ou des relations qui apparaissent déséquilibrées.

Parmi les cinq émotions instinctives, la peur et la colère sont les plus fréquentes. L’une nous protège d’un danger – ou à tout le moins d’un risque, l’autre déclenche une réaction de défense en cas d’attaque. La diversité des événements que nous avons collectivement traversé ces dernières années a accéléré l’adaptation nécessaire à des situations qui apparaissent de plus en plus menaçantes et que nous n’avons pas choisies : épidémie, guerres, terrorisme, crise économique, chômage, inflation… Ce climat pétri d’incertitudes impacte notre vigilance et déclenche rapidement ces réactions émotionnelles, sous différentes variantes : éco-anxiété, hypervigilance anxiogène, désespérance, agressivité latente, colère

Travailler sur ses émotions, développer son quotient émotionnel est donc devenu chose courante. La nouveauté, depuis trois ans en particulier, est l’essor d’une émotion jusqu’ici peu commune : le dégoût.

Rejeter pour survivre
Comme toutes les émotions, le dégoût est un réflexe de survie, qui a pour but d’éviter d’être confronté à quelque chose qui pourrait porter atteinte à notre santé et même nous faire mourir. Instinctive, elle s’appuie sur les sens de l’odorat et du goût : si ce que l’on déguste n’est pas bon pour nous, mieux vaut ne pas le consommer, voire le rejeter – ou le vomir, sous peine d’être malade ! De physique (ne pas manger ce qui n’est pas bon pour nous), le dégoût est devenu psychologique (ne pas supporter ce qui pourrait nuire notre équilibre psychologique ou à notre sécurité). Dans les deux cas, il s’agit d’une question de survie, mais la seconde acception gagne du terrain.

La réaction naturelle en cas de dégout est le rejet : on va repousser ou éviter ce qu’on n’aime pas ou ce qui pourrait nous contaminer. Parfois, il s’agit simplement de ce qu’on ne connait pas, ou qui est différent de nous. Nous pouvons tous avoir des a priori sur des personnes inconnues, parfois perçus dès le premier contact. Nous sommes tous également sensibles à certaines manières d’être.

Dans ce qui dégoute ou révulse les uns et les autres, on peut trouver, en vrac :
– se trouver dans les transports à côté d’une personne qui transpire beaucoup, ou sent mauvais,
– côtoyer dans un dîner une personne qui parle tout le temps d’argent,
– être en relation avec quelqu’un qui fait des blagues douteuses, racistes ou sexistes,
– être face à quelqu’un qui a des tics, ou mange bruyamment,
– être en contact avec une personne qui a une maladie de peau,
– être confronté à des propos vulgaires, graveleux ou à quelqu’un qui parle très fort,
– être dans la même pièce qu’une personne qui fait des sous- entendu à caractère sexuel, ou tient des propos dévalorisants voire humiliants,
– devoir côtoyer des personnes peu fiables, capables de trahir, ou réputées manipuler les autres…
Bien évidemment, tous ces états de fait ou comportements ne sont pas équivalents, et vont provoquer des formes différentes de dégoût, ou variables d’un individu à l’autre. Parfois on « supporte », d’autres fois, non.

Nous n’avons pas les mêmes valeurs…
Nos valeurs sont par définition personnelles et fondamentales, pour ne pas dire ontologiques, c’est-à-dire qu’à nos yeux, elles nous permettent de sentir que nous sommes humains. Elles sont souvent indiscutables pour nous et constituent notre morale individuelle – une ligne de conduite dont nous ne nous départirons jamais. Elles concernent tous les sujets pour lesquels nous reconnaissons que leur abandon nous amènerait à « ne pas pouvoir nous regarder dans la glace ».
Il serait difficile d’en établir une liste exhaustive, mais en voici quelques exemples évidents : l’altruisme, la bienveillance, la confiance, le sens du devoir, la dignité, l’équité, l’éthique, l’honnêteté, l’honneur, la justice, la parole, la ponctualité, le respect, la tolérance…
On confond parfois le respect des valeurs avec la recherche de sens – un autre grand sujet sur le devant de la scène. Toutefois, le sens diffère légèrement de la valeur. Le mot sens a lui-même un double sens, il désigne à la fois le contenu d’une mission – son utilité, son intérêt, et la direction dans laquelle on va – l’objectif à atteindre.

Les conflits ou interrogations sur le sens sont désagréables, mais peu pénalisants. Ils peuvent susciter de l’incompréhension, de la déception ou de la colère, mais ils sont dépassables et peuvent être corrigés. Si on nous explique à nouveau le sens, il est possible d’y adhérer, ou au moins de faire avec. En situation de perte de sens, on a le choix entre rester ou partir, adhérer ou renoncer, sans qu’on se sente « sali » par ce qui se passe. En revanche, les conflits sur les valeurs sont toujours bloquants.

Comment sortir du dégoût et des conflits sur les valeurs ?
Il est impossible de rester longtemps englué dans une situation qui suscite du dégoût. Les conflits sur les valeurs sont non négociables. Il faut donc réussir ou obtenir d’en sortir, pour l’équilibre de tous. Au travail, en particulier,  ces différends peuvent déceler des pièges. A l’ère de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), les organisations portent désormais comme un étendard les valeurs de respect de l’humain ou de l’environnement. Dans les faits, il peut en être tout autrement. Car lorsqu’on est confronté à des publics hétérogènes, chaque individu membre d’une organisation est potentiellement porteur de dérives personnelles possibles, et il n’est pas rare que, aux antipodes de sa communication, l’entreprise couvre des dérapages ou favorise des comportements incohérents.

Que ce soit sur le plan individuel ou collectif, la sortie de conflits sur les valeurs peut passer par :
– dénoncer les faits inappropriés, rétablir les faits ou la justice,
– mettre fin à la pratique illicite ou dégradante, poser des limites claires,
– faire évoluer un process, une méthode, pour plus d’éthique, faire figure d’exemplarité,
– participer à l’élaboration de bonnes pratiques, être créatif et concret,
– militer, manifester, s’engager pour la diversité ou l’égalité, innover collectivement…

Si le dégoût est inévitable, il ne doit pas commander toutes nos réactions et contaminer tous les sujets. Agir face à ce qui nous dégoûte est plus opérant que de le nier ou d’en repousser sans cesse les conséquences.

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